L’édito de Charles Pépin
J’aimerais ce matin vous raconter l’histoire d’une femme qui veut aller bien. Elle se dit logiquement qu’il faut qu’elle prenne soin d’elle-même, et pour commencer : de ses besoins primaires. Oui : manger, boire, dormir. On va commencer par le commencement. Parfois on se prend un peu trop la tête, on cherche trop loin les raisons de sa fatigue, on plonge bien trop loin dans son histoire familiale, ou son histoire sociale, mais on se prend trop la tête : on a juste un mauvais oreiller. On a juste mal dormi. Ou mal mangé, de la saloperie de produits transformés, on n’a juste pas assez bu d’eau. Manger, boire, dormir, et faire l’amour. Ou du sexe. Car la fatigue d’après le plaisir n’est peut-être plus de la fatigue. Les besoins primaires, donc.
Mais on sait depuis les travaux des psychologues de l’attachement, depuis les travaux de John Bowlby ou de Cyrulnik, que cette liste des besoins primaires est incomplète. On connait l’histoire des enfants des orphelinats roumains : ils ont eu à manger, à boire, des lits pour dormir. Mais ils n’ont reçu aucun soin, aucune attention, n’ont été enveloppés par aucun amour et ont développé ce syndrome d’ « hospitalisme » décrit par le psychanalyste René Spitz : un état dépressif sévère, une incapacité à développer leur intelligence. Les animaux humains n’ont ainsi pas seulement besoin de boire, de manger et de dormir : ils ont besoin – tout autant – que l’on prenne soin d’eux.
Mais ce n’est pas tout. Car le jour où elle a vraiment commencé à aller bien, ce n’est pas le jour où elle a enfin pris soin d’elle-même, ni même le jour où on a pris soin d’elle, c’est le jour où elle s’est mise à prendre soin… des autres. A se sentir utile aux autres. Et à chanter du Julien Clerc : « je veux être utile à vivre et à rêver ». Etre utile aux autres, prendre soin des autres, se soucier d’eux, et de tous les autres. Un ami pour laquelle elle n’avait auparavant pas assez de temps, un parent, une collaboratrice, des femmes cherchant comme elle à faire tomber le patriarcat, et même un chien, des escargots, des arbres, des fleurs, et pourquoi pas le monde. Elle est tombée sur les travaux du chercheur en neurosciences Jaak Panksepp qui montre que prendre soin des autres fait partie des besoins primaires des mammifères humains. Oui, vous avez bien entendu : des besoins primaires des mammifères humains et même, accrochez-vous, non humains !
Pour en parler ce matin, de ce qui peut nous faire tant de bien et de notre statut de mammifères capables de care, j’ai la joie de recevoir une écrivaine et essayiste engagée, autrice des best sellers Présentes et Futures aux éditions Allary, créatrice des podcasts La Poudre et Folie Douce, autrice du récit Courir l’escargot chez JC Lattes. Vous l’avez reconnue, Lauren Bastide est ce matin sous le soleil de Platon et, en sa compagnie, nous allons nous demander quelles sont les luttes qui nous font le plus de bien.
Du féminisme au “care”, une révolution en douceur
Lauren Bastide livre une réflexion profonde sur l’évolution de son parcours intellectuel et personnel. De journaliste hyperactive à penseure du ralentissement, de militante féministe à défenseuse du care, l’auteure nous invite à repenser nos rapports au monde, aux autres et à nous-mêmes. Entre vulnérabilité assumée et force tranquille, elle dessine les contours d’une société plus apaisée, où prendre soin ne serait plus l’apanage des dominés, mais une valeur collective fondamentale.
Les fondations du bien-être : quand les besoins primaires révolutionnent tout
Lauren Bastide livre une vérité dérangeante : avant de changer le monde, il faut commencer par prendre soin de soi. Cette révélation lui est venue grâce à une thérapie comportementale et cognitive qui a bouleversé sa vision de l’engagement : “On commence par la base, c’est-à-dire la satisfaction des besoins primaires : boire suffisamment d’eau, être bien hydraté, avoir eu assez de sommeil, surveiller ce qu’on mange.”
Cette approche, loin d’être égoïste, révèle un paradoxe central de notre société : “Quand on prend soin des autres, on s’abîme beaucoup. On sait par exemple que les premières observations du phénomène du burn-out, c’était chez les soignants, les médecins, les infirmières.” L’auteure met ainsi en lumière le trouble vicariant, cette pathologie de ceux qui se perdent dans le soin aux autres.
Mais comment réconcilier cette nécessité du self-care avec l’élan naturel vers autrui ? Pour Lauren Bastide, la réponse réside dans une approche systémique : “Je pense qu’il est indispensable de prendre soin du corps qui permet de prendre soin des autres, de l’esprit qui permet d’avoir de l’empathie pour les autres et qu’il faut certainement pas séparer les deux.”
Du féminisme au “care” : quand la lutte devient attention au vivant
L’évolution intellectuelle de Lauren Bastide illustre parfaitement comment le féminisme mène naturellement à une pensée du care. Elle explique que “dans une société à dominante patriarcale, même capitaliste, où le soin est dévalorisé, quand on regarde dans la société les personnes qui s’occupent de tout ce qui est soin réel […] It is the people whose trades are the most deepened, who are most poorly paid. “ This analysis brings her to a striking conclusion, which she develops in her book How feminism can save the world: “Thinking about sexism, it leads in a straight line to think about the fate of the sick, migrants, migrants, disabled, nature, animals, all the living in short.”
La philosophe Carol Gilligan, qu’elle cite longuement, a théorisé cette “morale du care” qui privilégie les interconnexions et la complexité des relations humaines face à une vision binaire du bien et du mal. Cette approche, “c’est sortir d’un schéma binaire le bien, le mal et se dire qu’en fait tout est beaucoup plus entremêlé qu’on ne le pense.”
L’escargot philosophe : éloge de la lenteur et de la vulnérabilité
Le dernier livre de Lauren Bastide, Courir l’escargot, révèle une métamorphose personnelle profonde. Après des années de vie “trépidante“, l’auteure a vécu plusieurs épisodes de burn-out qui l’ont menée à une révélation : “À un moment, faut tout prendre plus lentement. Il faut que je prenne plus mon temps.” Cette prise de conscience l’a même poussée à se tatouer le mot “ralenti” sur le bras.
L’escargot devient alors une figure philosophique fascinante : “L’escargot est lent quand il fait trop chaud, l’escargot dort quand il fait trop froid aussi. L’escargot est de gauche. Il sait qu’il faut travailler moins pour vivre mieux.” Mais surtout, cet animal “qui existe depuis plus de 500 millions d’années”** incarne une résistance aux diktats de la virilité : “Il ne correspond pas aux canons de la virilité, parce qu’il n’est pas raide, dur, droit, tranchant, rapide.” Cette symbolique révèle une philosophie de la vulnérabilité assumée : “L’escargot représente la vulnérabilité qui est une notion qui est aussi très importante dans la pensée féministe, qui est aussi très importante quand on parle de santé mentale.”
Violence et tendresse : assumer la complexité humaine
Lauren Bastide n’hésite pas à aborder les contradictions apparentes de sa pensée. Défenseuse de la vulnérabilité, elle a aussi défendu le droit des femmes à la violence, postfaçant même le SCUM Manifesto de Valérie Solanas : “J’ai défendu la violence dans le mouvement féministe parce qu’elle est trop souvent stigmatisée et censurée. La violence des femmes, c’est quelque chose qui passe très très mal.”
Cette position, loin d’être contradictoire, révèle sa volonté de “sortir de l’idée que la vulnérabilité soit du côté des femmes et la force des hommes. La réalité est bien plus complexe. Il y a des hommes très tendres, il y a des femmes très violentes.” Sans être misandre elle-même, Lauren Bastide défend néanmoins “le droit de dire, je hais les hommes”, car elle refuse “la chasse aux sorcières contre les femmes qui ont envie de dire, je déteste les hommes. Elles ont bien le droit de le dire.”
Pour en savoir plus, écoutez l’émission…
Programmation musicale :
- ROSALIA – Malamente
- YOA – Sad Girl