La ruelle est étroite. Les maisons aussi. Les rayons du soleil s’incrustent à peine. Sauf sur la petite place du village. Là où se trouvent le centre culturel et la bibliothèque. La ruelle est étroite et offre aux enfants un terrain de jeux pour vélo et patins à roulettes. En face, il y a madame Castro qui adore cuisiner les haricots à œil noir. Au-dessus, résonnent parfois des cris. À côté, le monsieur qui ne parle pas français, fume sa cigarette devant la porte d’entrée. Et le voisin d’à côté adore garer son scooter dans la ruelle étroite. C’est un bout de chez moi. De mon quartier. C’était il y a quelques années. Depuis, les enfants ont disparu de la ruelle. Les voisins ont changé. Mais le linge pend toujours aux fenêtres. Et vous à quoi ressemble votre vie de quartier aujourd’hui ?
Le quartier: un territoire de mémoire, d’identité et de reconstruction
Dans tout quartier, tout commence souvent par une histoire. Une histoire de lieu, d’enfance, d’appartenance. La directrice d’institution culturelle Constance Rivière, le photographe Marvin Bonheur et l’écrivain Hadrien Bels explorent à leur manière ce que ces espaces disent de nous, de notre mémoire et de notre société.
Pour Hadrien Bels, auteur de Cinq dans tes yeux, le quartier est d’abord un récit qu’il faut préserver : « Le quartier, pour moi, c’est une mémoire. Quand j’ai commencé à écrire, c’était pour ne pas oublier. Le quartier, c’est une famille. Il y a de tout dedans : le gentil, le méchant, celui qui dérange. Cette famille crée sa propre langue, sa propre histoire. »
Une mémoire que Marvin Bonheur a tenté de sauver à travers son travail photographique, après avoir quitté puis redécouvert son quartier d’origine en Seine-Saint-Denis : « Il m’a suffi d’un an à Paris pour ressentir une nostalgie immense. J’ai compris que j’étais en train d’oublier les gestes, les visages, les codes de mon enfance. C’est ce qui a donné naissance à mon projet ‘Alzheimer’, une prise de conscience violente : on ne peut pas tourner le dos à ce qui nous a construits. »
Constance Rivière, directrice du Palais de la Porte Dorée, rappelle que les quartiers ne peuvent être réduits à de simples blocs urbains : *« Le quartier, ce n’est pas de l’urbanisme, ce sont des fils de vie qui s’entrelacent. Des histoires d’amour, de séparation, de solidarité. Ce sont ces strates d’émotion et de mémoire qui construisent le territoire. » Pour elle, si la banlieue est aujourd’hui si chargée d’imaginaires, c’est aussi en grande partie à cause de son histoire sémantique. « Banlieue, c’est à une lieue du ban, c’est-à-dire à la fois sous la protection et sous le contrôle du centre », explique-t-elle. Ce terme, apparu au Moyen Âge, désignait les territoires placés sous l’autorité administrative et judiciaire de la ville. Il traduit donc d’emblée une relation ambivalente : une proximité physique doublée d’une mise à l’écart symbolique. « Le rapport de la ville-centre à ses périphéries n’est pas seulement géographique, il relève aussi d’un rapport de pouvoir », insiste-t-elle.
La banlieue, fabrique de culture vivante
Longtemps reléguée aux marges du récit national, la banlieue s’affirme aujourd’hui comme un foyer créatif majeur. Une dynamique que met en lumière l’exposition “Banlieues chéries“, au Musée de l’histoire de l’immigration, dirigé par Constance Rivière. Pour elle, il est temps de reconnaître ce que ces territoires produisent, inventent, transforment : « Des artistes travaillant dans le cinéma, la littérature, la musique sont nés en banlieue et sont devenus aujourd’hui des objets de fierté nationale. » Mais elle insiste aussi sur l’ambivalence de cette reconnaissance :« À partir du moment où ça devient des stars, ce sont des stars nationales. Et les quartiers qui les ont vus naître disparaissent du récit. »
Une réalité qu’Hadrien Bels, écrivain marseillais, observe aussi depuis son territoire d’origine. Selon lui, les quartiers populaires, loin d’être en retrait, sont devenus des épicentres culturels :« Tout ce qui sort de Marseille aujourd’hui, ça vient vraiment des quartiers Nord. Jul, Soprano, les comédiens, les nouveaux films… Ce sont eux qui créent. C’est la fabrique. »
Ce foisonnement artistique n’est pas un hasard : il est le fruit d’une énergie collective, d’une créativité ancrée dans une mémoire commune et des langages inventés au quotidien. Le photographe Marvin Bonheur, lui, en a fait le cœur de son œuvre. À travers ses clichés pris en Seine-Saint-Denis, il documente la vie des quartiers avec tendresse et précision. L’une de ses images : deux adolescents de dos, devant un camion de glace, dans une cité est devenue emblématique : « Je ne savais pas que cette photo parlerait autant. Elle raconte l’enfance de plein de gens, pas seulement ceux des quartiers. » Pour Constance Rivière, cette image incarne ce que peut-être un musée aujourd’hui : « Elle résume l’exposition, mais aussi ce qu’est un musée vivant : un lieu où des récits surgissent de la marge pour devenir universels. »
Les quartiers changent, les souvenirs s’effacent
La gentrification, processus urbain désormais omniprésent dans les grandes villes, est perçue par les trois invités comme une forme d’effacement brutal des identités populaires et des mémoires collectives.
Marvin Bonheur évoque avec émotion la destruction de son immeuble d’enfance : « On ne nous regarde pas pendant des années, et ensuite, on efface vos souvenirs comme si vos souvenirs n’étaient pas aussi importants. » Pour lui, ces transformations invisibilisent des trajectoires de vie et participent à une forme de négation sociale.
Hadrien Bels, originaire de Marseille, partage ce sentiment en décrivant la mutation de son quartier natal, le Panier, devenu un décor figé, vidé de sa vitalité. « L’âme du Panier, c’étaient vraiment les gamins, comme dans la Casbah d’Alger. C’est un petit village : le voisin veille sur toi. J’habitais rue Labadie, où il y avait un îlot tenu par un marchand de sommeil. Dans laquelle habitait la plus grande communauté comorienne de Marseille, relogée depuis, dans les quartiers nord. Les Comoriens, c’était réellement la population la plus silencieuse de Marseille ».
Constance Rivière va plus loin en dénonçant une « violence symbolique » exercée par une urbanisation qui agit sans prendre en compte la mémoire des habitants. Pour elle, il est urgent de créer des espaces capables de « réparer les tissus abîmés de nos mémoires », afin que les villes ne deviennent pas des lieux de relégation ou d’oubli. Ces trois regards, issus de disciplines différentes, se rejoignent dans un même constat : la gentrification, si elle n’est pas pensée avec et pour les habitants, devient un outil d’effacement culturel et de fracture sociale.
L’intégralité de l’émission est à écouter…