Des Cahiers à son œuvre poétique, Paul Valéry a toujours entretenu un rapport paradoxal avec l’écriture de soi. Dans ses premiers Cahiers, il rejette toute tentation biographique, soulignant la banalité de sa vie quotidienne. Ce qui l’intéresse, c’est la vie intérieure, la façon dont fonctionne notre conscience, notre perception. Il veut construire ce qu’il appelle le “système”, son idéal inaccessible, une théorie scientifique de la vie mentale qui expliquerait tout sur le fonctionnement de notre esprit. Il se heurte néanmoins à une difficulté, celle du “Je”, du “Moi”, ce marqueur factice d’identité qui pourtant, par l’utilisation de la première personne du singulier, est nécessaire dans toute écriture et dans toute observation. Il pense que le “Je” est vide et que la notion d’essence et de personnalité propre ou innée, est une chimère que l’on hypostasie pour se rassurer sur la persistance de notre identité dans le temps.
Il serait donc difficile d’attendre de Paul Valéry qu’il se raconte lui-même. Pourtant, ce personnage hybride, à la fois poète et penseur doté d’une ambition philosophique, mathématique et scientifique, se voulant dans la droite lignée de Léonard de Vinci, Edgar Allan Poe et Stéphane Mallarmé, est plus saisissable si l’on s’empare justement du récit de sa vie. Qui de mieux alors pour le raconter qu’une des personnes qui fut le plus proche de lui ? En 1965, lors d’un hommage à Paul Valéry, René Farabet laisse la parole à sa fille, Agathe Rouart-Valéry. Elle évoque le personnage, la célébrité avec La Jeune Parque, sa facilité d’écriture, son acharnement au travail et les dernières années de sa vie. Elle décrit également les relations du poète avec Pierre Louÿs, Stéphane Mallarmé ou Edgar Degas qu’elle considérait petite comme un vieillard effrayant.
Un homme gai et pessimiste
Agathe Rouart-Valéry souligne la personnalité de son père, agréable, joviale, pessimiste et nerveuse. “C’était quelqu’un de pessimiste au fond de lui-même, un peu négativiste, et en même temps il avait une surface des plus attachantes et plaisantes pour les proches, pour ceux qui le voyaient et le rencontraient. Il était très ouvert dans les contacts et il avait cette particularité de la vivacité, de la rapidité. Mais il était fort inquiet, c’était un très grand nerveux. Il a exprimé cette nervosité dans cette phrase : “Je suis comme l’aiguille d’un manomètre“.
“J’ai dû commencer dès l’âge de neuf ou dix ans à me faire une sorte d’île de mon esprit. Et quoique d’un naturel assez sociable et communicatif, je me réservais de plus en plus un jardin très secret où je cultivais les images qui me semblaient tout à fait miennes, ne pouvaient et ne devaient être que miennes“. Paul Valéry
La fascination pour la mer
Né à Sète d’un père corse et d’une mère italienne, Paul Valéry descend d’une famille de marins et de navigateurs. Depuis l’enfance il est obsédé par la mer, source de contemplation, d’agitation et du mouvement de la pensée. Plus jeune il envisage une carrière de marin mais renonce finalement à préparer l’École navale. “Le port, les bateaux, toute cette vie marine, toute cette vie mouvementée de la mer, tout ce qui se passe autour d’elle, l’a beaucoup marqué. Il était très impressionné par la rencontre de l’humain et de l’inhumain, une espèce de présence absolument incommensurable, puissante, vaste, éloignée de soi.”
La correspondance avec Pierre Louÿs
En 1890, Paul Valéry rencontre à Montpellier le poète Pierre Louÿs. “Ils ont parlé de littérature. Très vite, ils ont découvert qu’ils avaient les mêmes idoles, les mêmes dieux, Mallarmé, Huysmans. À la suite de cette conversation ils ont entrepris une énorme correspondance. Je me rappelle encore quand les lettres de Pierre Louÿs arrivaient à la maison. C’était pour mon père une très grande joie. Elles étaient volumineuses, couvertes d’encre violette. Mon père n’en finissait pas de les lire et de s’en réjouir. Et toute cette correspondance, peu après leur rencontre, l’avait conduit à vouloir aller lui-même à Paris, à rencontrer Mallarmé et tous ceux dont son ami lui parlait avec tant de ferveur.”
L’amitié avec Edgar Degas
À Paris, Paul Valéry fait la connaissance d’Edgar Degas. Immédiatement séduit par le peintre, il souhaite écrire un ouvrage sur lui. Les deux hommes deviennent amis malgré leur grande différence d’âge. “Mon père admirait beaucoup l’œuvre et la grande intelligence de Degas, ils s’entendaient très bien. À ceci près que mon père parlait assez indistinctement, vite, et que Degas qui avait l’oreille de plus en plus dure, s’en plaignait beaucoup. Il faisait d’amers reproches qui m’indignaient personnellement quand j’étais petite fille. J’entendais Degas lui dire : “Mais Valéry, ouvrez donc la bouche, parler distinctement !”. Je trouvais que c’était vraiment de très mauvais ton de faire des observations à mon père, de la part de ce vieux monsieur qui nous épouvantait tous un peu, il faut bien le dire.”
- Production : René Farabet
- Réalisation : Claude Roland-Manuel
- Avec Agathe Rouart-Valéry (écrivaine, fille de Paul Valéry)
- Lectures de textes de Paul Valéry par Renaud Mary
- Hommage à Paul Valéry – L’emploi de la première personne (1ère diffusion : 17/10/1965 France Culture)
- Édition web : Amélie Potier, Documentation de Radio France
- Archive Ina-Radio France